HOMMAGE À NOS PÈRES

Nous avons tous perdus des êtres chers, des pères ou des mères, des membres d’une même famille emportés par la maladie.

En hommage au père de ma compagne et aussi à mon père qui est décédé il y a vingt ans, j’ai écrit cette nouvelle, intitulée La Ronde du Temps.

Ce temps qui nous emporte dans une farandole dont nous ne contrôlons pas les élans.

C’est l’histoire d’un fils qui se rend au chevet de son père malade en Bretagne.

Ce texte sera lu en direct dans La Plume est à vous par le producteur de l’émission sur la radio bretonne Bretagne 5 disponible sur internet, le 21 juin à 21 heures, le jour de la fête des pères !!!

LA RONDE DU TEMPS

Je ne cesse de penser à mon père que la douleur étreint. Sa vie file entre ses doigts comme les flammèches de tissus d’un vêtement trop vieux. Elles sont d’une couleur blanchâtre comme ses cheveux et sa peau a les plis de son désespoir. Il peine à rétamer cette langueur qui le prend comme après une nuit sans sommeil.   

Il n’en a plus pour longtemps, disent les médecins. Mais qu’en savent-ils ? Il s’est toujours accroché avec vigueur aux branches qui le retenaient quand l’appel du gouffre faisait vaciller la famille. Il a cette endurance des marathoniens, fouettés par la tempête et qui coûte que coûte, avancent afin de franchir la ligne d’arrivée. Il a le courage des montagnards, grimpant à flanc de falaises au risque de voir se décrocher un piton ou une corde.

Pourquoi suis-je là sur cette aire d’autoroute dans un lieu que je ne connais pas ? Et de quelle façon parvenir à mon but alors que tout m’indiffère, sinon la santé défaillante de mon père ? 

Jamais je n’aurais cru revenir en Bretagne, mais suis-je réellement en Bretagne ? Dans quelle contrée magique, suis-je né ? Le pays de Brocéliande et des fées, des lutins et des korrigans, cela il faut en être certain. Mon père a toujours eu cette magie que l’on pourrait appeler « intuition » à s’installer dans les contrées les plus envoûtantes. Une sorte de fascination pour le mystère, les brumes sur la lande, les chapelles et leurs fontaines.

Ces gens qui me regardent, que croient-ils ? Peuvent-ils connaître l’intensité de mon chagrin ? Peuvent-ils imaginer mon désarroi à l’idée de revoir l’homme qui est responsable de ma naissance et auquel je voue un amour sans borne ? Ils ne peuvent pénétrer dans mon esprit car je l’ai cadenassé comme on ferme un coffre d’acier. Je ne laisse à personne le soin de fouiller dans mes souvenirs.

Mais j’ai peur. Soudain, je n’ai plus envie de le revoir. Je n’ai pas envie de retrouver cet homme autrefois vaillant, un gaillard d’une belle envergure, ayant parcouru les vallées et cheminé sur les sentiers des bords de mer, bâton de pèlerin en main, chaussures épaisses aux pieds, dorénavant, diminué dans son fauteuil roulant face à la télévision éteinte. Je n’ai pas envie de parler à un moribond qui n’aura pour moi qu’un regard absent, celui qui, déjà, taiseux, parlait peu et n’aura plus assez de forces pour prononcer un mot, ou deux mots : les « Je t’aime » qui manquaient dans mon enfance.

Je ne te l’ai jamais dit, papa, mais moi aussi, je t’aime, et mon coeur est brisé à l’idée de te voir ainsi, rongé par une maladie qui détruit les cellules et morcelle les résistances. Une maladie dont les origines remontent peut-être à ces années de veuvage où tu as perdu maman. La détresse de ton coeur a fissuré l’armure que tu avais forgée. Elle a ruiné nos espoirs et pulvérisé nos attentes.

Je tarde à rejoindre la voiture. Le ciel maussade pleure les larmes des nuages. Le soleil a pris la tangente. Je n’ai envie de rien. Plus rien n’a d’importance quand le désir s’étiole, que les jambes sont molles et le geste n’a qu’un sursaut désespéré. Comme si mon crâne désirait s’abattre contre un mur.

Je me suis arrêté sur la dernière aire d’autoroute avant la nationale 157. L’aire Saint-Denis d’Orques, kilomètres 211, aux portes de Rennes. Les portes de la Bretagne, avant la mer, avant les vagues, avant la Côte Sauvage.

La Côte Sauvage qui me hante comme des remords infinis de promesses non tenues. Papa, tu avais promis de vivre centenaire, mais tu es si jeune encore. Certes, pour Camille, ta petite-fille, tu as l’âge des petits vieux qui n’ont plus que leurs yeux pour pleurer, quand ils leur restent des larmes après une longue vie de travail et de chagrin, mais je sais qu’il te reste encore de ta jeunesse dans l’humour que tu sais parfois prodiguer, ces saillies mordantes comme les canines d’un chien quand tu veux émoustiller ton interlocuteur. Tu as cette vigueur insoupçonnée des vieux saules secoués par le noroît et qui se redressent sous le soleil pâlot de l’hiver dans le doux balancement de leurs têtes ébouriffées.

Je suis si loin de la Côte Sauvage, si loin de Quiberon, mais mon esprit me joue des tours : je sens déjà les effluves de l’océan qui me chatouille les narines et j’entends le chant criard des mouettes. Tant de souvenirs avec toi hantent ma mémoire. Les promenades interminables au bord des falaises, le vol des cormorans tournoyant dans le vent, les bateaux qui reviennent de Belle-Ile, appelés Bangor et Vindilis et dont tu ne cessais de contempler les allers et retours au Port Maria.

Ces images dans ma tête me redonnent l’envie de te rejoindre et de t’embrasser comme un fils le ferait à son père, et par mes baisers, te redonner cette force qui parfois, te manque, cet éclat dans les yeux qui faisait rire maman, ce sourire qui ponctuait ton rire, ces fossettes qui annonçaient ton sourire.

Sans m’en rendre vraiment compte, j’ai regagné la voiture. Cette langueur qui m’avait surpris, s’est estompée non seulement avec le retour du soleil après la pluie, mais aussi avec ces images qui bercent ma mémoire. Je me sens mieux comme si le soleil de la Bretagne pénétrait ma chair jusqu’au coeur. Soudain, j’ai envie de te serrer très fort contre moi et tous les deux, nous lutterons contre la ronde du temps qui emporte tout sur son passage, ce temps qui file entre tes doigts et que je saurai retenir par l’amour que je te porte. Rien n’est impossible quand on aime. Papa, tiens-toi prêt, je serai bientôt près de toi…

Patrick Bédier, 2020©️

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